D’un insignifiant job d’étudiant au poste de journaliste sportif respecté, du bord des routes surpeuplées du Tour de France aux salles de presses où fourmillent des centaines de rédacteurs, reporters et envoyés spéciaux, Philippe Brunel a réalisé un parcours atypique. Tout aussi atypique que sa façon d’écrire, dotée d’une plume singulière qui se laisse guider par la passion. Le journalisme a changé, évolué. Les rédacteurs croulent sous les contraintes : le temps, l’argent et le buzz. Néanmoins, certains d’entre eux continuent à attribuer à l’écrit cette place si importante, s’obstinant à retranscrire leur savoir et leur enthousiasme et parvenant à donner vie à leur papier, le tout avec humilité. C’est le cas de Philippe Brunel, journaliste cyclisme à L’Équipe depuis 40 ans et écrivain.
Photo ©Peloton Magazine / Propos recueillis par Camille Le Saux
Be Celt: Dans ce cyclisme, et même cette société, où l’image a pris le pas sur l’écrit, peut-on parler d’un abandon du texte au profit du visuel ?
Philippe Brunel: L’écrit reste puisque vous m’appelez ! Mais c’est vrai qu’un flot d’image nous submergent. C’est la forme qu’a pris l’information qui a changé. À l’époque, quand vous écriviez dans un journal, vous aviez un bénéfice de temps pour rédiger votre article qui paraissait le lendemain matin. Maintenant tout ce qui se passe à 7h est à 7h05 sur internet. Il faut écrire différemment.
L’écrit à donc une place moins importante ?
Non, il amène une autre approche du monde. Quand vous regardez l’affaire Fillon : sans Le Canard Enchaîné, son image était parfaite. Il a littéralement été détruit par l’écrit. Il y a deux registres différents. Des choses sont faites pour être montrées, d’autres pour être écrites. L’écrit montre une autre vérité que celle de l’image et du commentaire.
« L’écrit est une force. »
Après 40 ans de fonction au sein de L’Équipe, un moment vous a -t-il particulièrement marqué ?
Il y en a tellement.. Au sens large, je dirai ma relation avec Pierre Chany (ancien journaliste sportif spécialisé dans le cyclisme à L’Équipe N.D.L.R.). Quand je suis arrivé à L’Équipe, deux journalistes imprimaient le ton et l’allure : Denis Lalanne au rugby et Pierre Chany dans la rubrique cyclisme. Pierre était un journaliste extraordinaire. Il est devenu un peu comme un père de substitution pour moi, on a développé des relations très filiales. Il a fait mon éducation journalistique et accéléré mon bagage professionnel. Simplement par le fait de manger, de voyager et de travailler avec moi. Pierre est rentré à L’Équipe en 1950 et travaillait dans le cyclisme depuis 1947. Il était très ami avec les gens de sa génération : Anquetil, Géminiani, Gimondi ou encore Merckx. J’étais à ses côtés, alors j’ai côtoyé ces hommes très rapidement.
Vous avez écrit un livre sur un champion devenu un icône au-delà du cyclisme, Marco Pantani. Qu’est qui vous a marqué chez cet homme ?
J’avais un rapport assez étroit avec lui. C’est pour ça que j’ai fait ce livre. Je voulais démontrer qu’il n’était pas mort comme un misérable cocaïnomane dans une chambre d’hôtel. Les vivants doivent défendre la mémoire des morts quand c’est possible. Je voulais défendre la mémoire d’un des rares hommes a avoir eu un courage physique et intellectuel. Après son décès, j’ai été envoyé par L’Équipe à ses funérailles. C’est là que je me suis rendu compte que quelque chose n’allait pas dans les circonstances de sa mort. J’y suis retourné plus tard, pas pour une contre-enquête car je n’en ai pas la prétention, mais je voulais démontrer que le Marco Pantani que j’ai connu n’est pas mort comme on le pensait. Je voulais comprendre et faire comprendre comment il en était arrivé là. Par fidélité aux rapports que j’avais avec lui.
Vous racontez l’homme par le cyclisme. Quels coureurs ont fait naître en vous cette passion ?
Jacques Anquetil apportait une lecture parfaite des choses. Il faut savoir qu’il était le symbole du sport français, le football n’était pas au niveau d’aujourd’hui. Il faut se remettre à l’époque. En 1967, j’ai seulement 11 ans. Mais déjà je m’interroge. Je me souviens des premiers contrôles antidopage en 1965. Anquetil, en 1967, ne fait alors pas le Tour de France. Et il a le courage de dire : « Je me dope car tout le monde se dope », quitte à heurter les consciences, ses supporters et les moralistes. Il avait une approche frontale de l’existence, il disait les choses. Ce personnage là prenait le risque de déplaire. Il refusait beaucoup de choses, comme les contrôles antidopages, où il disait grossièrement qu’il ne « payait pas sa licence 1500 francs pour pisser devant un contrôleur ». Il n’a pas toujours été entendu ni compris. Pour tout ça, Anquetil est le plus grand champion de l’histoire.
Comment le cyclisme est arrivé dans votre vie ?
Quand j’étais jeune, je lisais l’Équipe et notamment à travers Pierre Chany. J’ai trouvé qu’à travers le cyclisme, le monde était plus lisible que dans la vie. Et une fois que j’ai rencontré les grands coureurs de l’époque, j’ai retrouvé les personnages que j’ai découvert en lisant les papiers de Pierre.
Selon vous, il existe aujourd’hui des personnages semblable à Jacques Anquetil ?
Je vais vous retourner la question : est-ce qu’un coureur de votre génération vous a déjà inspiré quelque chose de très fort ?
Pas vraiment non..
Voilà la réponse. Aujourd’hui ils sont plus conformes, et je ne sais pas trop à quoi ça tient. La présence des médias ou la peur de déplaire sans doute. Il y a tout de même des coureurs intéressants aujourd’hui.
« La force du cyclisme c’est son archaïsme »
Vous regrettez l’époque ?
Je ne veux pas dire que c’était mieux avant, car ça n’a aucun sens de dire ça. Le cyclisme était différent, plus empirique. C’est vrai que je préfère un cyclisme avec des coureurs sans oreillettes et livrés à eux-mêmes. Pour moi le vélo, c’est un homme seul sur la route, avec ses propres défenses. À l’époque on disait que le champion était celui qui était capable de rétablir des situations compliquées par simple intuition. Aujourd’hui on vous dit que les coureurs sont assistés, qu’ils ont l’oreillette… Ce n’est plus la même chose. Vous prenez Fabio Aru ou Vincenzo Nibali : on ne les voient jamais courir ! Il s’effacent et n’ont plus de contacts avec le grand public. Même leur propre public les oublient. Vous regardez la Flèche Wallone, Liège-Bastogne-Liège, Milan-San Remo, ils ne sont pas là.
Avec cette forme de contrôle, l’argent de plus en plus influent… Croyez-vous en l’avenir du cyclisme ?
Bien-sûr ! La force du cyclisme c’est son archaïsme. Pour moi c’est un miracle de s’intéresser à des gens qui pédalent sur un vélo. Et puis, la société entretient un rapport familier et personnel avec ce sport.
À quel moment tout cet univers a-t-il basculé ?
C’est l’épisode Greg Lemond et Bernard Tapie au sein de l’équipe « La Vie Claire ». Quand Tapie est arrivé dans le cyclisme, il a commencé à payer les coureurs très cher et dès le départ. Les frères Schleck par exemple, avaient signés un contrat d’1,5 millions d’euros chacun pour 3 ans, en plus des primes.. Il suffisait d’être là, dans les classements, en course. Qu’ils soient 1er ou 10ème, le salaire était assuré. Si on en revient à l’époque d’Anquetil ou même d’Hinault, c’est parce que vous gagnez des courses que vous gagnez de l’argent. Stephen Roche gagnait Paris-Nice une année, pas l’année suivante et déjà les employeurs tiquaient. On parlait d’une valeur marchande, mais que le coureur devait mériter en gagnant sur la route. On paye parfois des coureurs sur des virtualités, sur ce qu’on pense qu’il pourrait gagner. Autrefois on leur donnait leur chance, aujourd’hui on les paye.
Y a-t-il une autre raison à ces changements ?
La télévision a un peu inventé ces personnages. Olivier Dazat, un ami qui a écrit le scénario du film Ghislain Lambert, disait que Jean-François Bernard a été le premier champion inventé par la télévision. Je ne pense pas que ce soit totalement vrai, mais la télévision a bien inventé des personnages. Elle a participé à la notoriété de Richard Virenque par exemple. Concernant Hinault ou Anquetil, c’est l’inverse. En étant présent, en gagnant, en étant eux-mêmes finalement, ils ont apporté à la télévision.
Comment faire évoluer ça ?
Ça aurait été bien après le chaos de l’affaire Festina, d’organiser le Tour de France par équipe nationale. Jacques Goddet (fondateur du journal L’Équipe N.D.L.R.) disait : « Quand les structures du cyclisme sont pourries, il faut changer la formule. » En 1999, il aurait fallu passer à ça. Il n’y aurait sans doute pas eu l’affaire Landis. Sous les couleurs de la Fédération américaine, il n’aurait pas triché comme il l’a fait. L’avenir du cyclisme repasse par le prestige des équipes nationales, mais ça reste mon point de vue.