[dropcap]L[/dropcap]es yeux ébahis d’un gamin qui voit passer pour la première fois les coureurs sur un ribin. Le vacarme des pierres qui heurtent les cadres en carbone. L’euphorie de Damien Gaudin au moment de franchir la ligne. Le Tro Bro Leon restera à jamais figé comme une épreuve d’une singularité fascinante et animée par une ferveur inégalable. Certes, le cyclisme est une discipline ingrate, un sport de forçats. Certes, l’esprit offensif n’est que rarement gratifié. Certes, être cycliste peut se résumer à passer des heures le « cul sur une selle », dans l’éternel espoir de lever un jour les bras. Néanmoins, pour vivre ce genre de moment et ressentir une telle excitation, ces sacrifices en valent la chandelle. Demandez à Vincent Bengochea, un des directeurs sportifs de l’équipe de l’Armée de Terre, ce qu’il a ressenti lorsque de l’écran de son téléphone, il a aperçu son poulain faire vibrer la commune de Lannilis. Demandez à l’ensemble du staff des gunners s’ils n’avaient pas d’étoiles dans les yeux, quand au loin, Damien agitait les bras dans tout les sens avant de se jeter dans leurs bras. Enfin, allez demander au principal concerné, s’il est redescendu de son nuage. Vincent nous l’affirme: « Je suis sur une autre planète. » Ce qu’a accompli l’Armée de Terre hier, et au-delà tout au long du week-end, est loin d’être un exploit. Seulement une manière de montrer à tout le monde que le team n’a jamais été là pour faire de la figuration. La chance peut prendre plusieurs formes. Elle peut s’avérer être insolente, elle peut vous sourire ou vous tourner le dos. On peut la cultiver mais surtout la provoquer. Nous allons reprendre le fameux proverbe de Paul Carvel, écrivain outre-quiévrain: « Attendre sa chance est vain, la tenter ne suffit pas, il faut la forcer. » La tenter, c’est faire rouler ses coéquipiers, que dis-je, ses potes, pour revenir sur la tête de course. La forcer, c’est avoir le culot d’attaquer à 50 kilomètres de l’arrivée. Passer à l’offensive lorsque tout le monde vous marque. Se cacher avant de les surprendre tous.
Récit par Camille Le Saux| Photos Olivia Nieto & Camille Le Saux
Samedi – 10h05. Vincent Bengochea atteint l’hôtel où loge une partie des gunners, à Quimper. Damien et son mètre 92 nous attendent-là. Le temps est maussade, ce qui n’empêche pas le Bellopratain de garder le sourire. Il en faut bien plus pour le décourager. La veille, lui et son équipe ont reconnu les sept premiers ribinous. Ces illustres chemins agricoles qui forgent le caractère de l’Enfer de l’Ouest. Tandis que certains coureurs retourneront analyser la suite le lendemain, Damien décide d’y aller aujourd’hui, seul. Il s’apprête alors à effectuer 3h de reconnaissance. Quelques derniers coups de pédales sur les chemins de traverses léonards avant de s’aligner sur la ligne de départ. Il s’installe sur le siège passager: direction le fin fond du Folgoët, où se situe le ribin N°8.
Sur le parking d’une école maternelle, Damien s’équipe de façon minutieuse. Pression des boyaux, réglage des chaussures: il ne laisse strictement rien au hasard. Les petits détails font toute la différence dit-on souvent. Le coureur de l’Armée de Terre part alors à l’abordage des ribinous. Le kilométrage de la voiture défile. Vincent prend le temps de capturer quelques photos des secteurs empierrés pour préparer le briefing. Nous avons du mal à rattraper Damien sur les secteurs empierrés, c’est dire la vitesse à laquelle il les survolent. Les ribins s’enchaînent et le rythme soutenu par l’ancien coureur de l’AG2R ne mollit pas. La souffrance fait place à l’émerveillement lors du passage sur la côte Nord-finistérienne. Arrivé à Lannilis, Damien et Vincent reviennent sur cette partie du tracé. La carte du parcours est remplie d’annotations. Nous nous arrêtons dans un restaurant ouvrier. Nous mangeons tout en regardant les championnats du Monde sur Piste à Honk-Kong sur le smartphone de Damien. Le repas est de courte durée: place à la récupération.
Dimanche – 9h. L’Armée de Terre part à la reconnaissance des ribins finistériens. Damien lui, se repose à l’hôtel. Ses équipiers se préparent à chaque problème, visionnent et analysent chaque endroits critiques. Jimmy Casper et Vincent Bengochea les entourent. Les ribinous sont intraitables, il faut savoir où se placer et quelles trajectoires prendre.
Lundi – 10h. Difficile d’apercevoir le Bellopratain aux abords du bus. Il reste à l’intérieur, se concentre. Damien prend néanmoins la peine de saluer les quelques personnes venues jeter un coup d’œil. Le reste de l’équipe est détendu. Comme s’ils abordaient cette course de la même façon que n’importe quelle autre. Comme s’ils n’avaient aucune pression sur les épaules. Les railleries fusent lorsque Romain Campistrous a.k.a « Campis », qui a chuté dès le premier ribin lors de la reconnaissance, arrive sur les lieux. Il est 10h25 lorsque Jimmy Casper, le technicien de ces soldats, entame son briefing. Tout le monde y est extrêmement attentif. Motiver ses troupes est une tâche difficile. L’ancien professionnel effectue son discours, comme s’il avait fait ça depuis toujours. Au milieu de toutes ces précisions et des dernières informations, il lâche: « Faites nous vibrer les gars, vous savez ce que vous avez à faire. » Une phrase remplie d’envie et d’enthousiasme. Le message est passé. Damien est le dernier à sortir du bus. Sans dire un mot, il saisi son vélo, et prend soin d’effectuer quelques vérifications. Les ultimes vérifications.
12h26. L’entame de course est brusque. Nous nous plaçons dans le ribin n°2. Nous voyons alors défiler trois hommes qui, plus tôt, sont parvenus à s’extirper du peloton. Mais sous l’impulsion de la Française des Jeux et de l’Armée de Terre, ils sont revus quelques dizaines de kilomètres plus loin. Aucun pépins n’a lieu, et pour le moment, tout se passe comme prévu. Dans la voiture assistante, Vincent Bengochea pose son téléphone sur le tableau de bord, afin de regarder la course en direct. Nous attendions le passage du ribin 17 lorsque Damien place une attaque. Nous scrutons l’horizon, et soudain, devant nos yeux, nous le voyons passer seul en tête. La puissance qu’il dégage ne laisse personne indifférent. Deux belges sortent en contre et un seul parviendra à revenir sur lui. La course est lancée pour l’Armée de Terre.
Il en faut des ressources pour résister au retour de la FDJ. Et tels des guerriers, Damien Gaudin et Frederik Backaert (Wanty-Groupe Gobert) iront batailler jusqu’au bout. Sous la flamme rouge, Damien est en tête. Tout le monde redoute alors le retour du Belge. La suite: tout le monde la connaît. Devant la horde de journalistes venus recueillir les propos du héros du jour, Damien Gaudin tombe dans les bras de ses coéquipiers. Ceux qui l’ont protégé tout au long de la journée. Dans les bras des assistants, sans qui rien de tout ça n’aurait été possible. Le dur labeur est récompensé. Comme disait Arthur Ashe, ancien joueur de tennis américain: « Une des clés du succès est la confiance en soi. Une des clés de la confiance en soi est la préparation. » L’équipe a cru en son coureur, là où d’autres grosses écuries voyait en lui un unique destin d’équipier modèle. Ses partenaires ont tout mis en œuvre pour le lâcher dans les meilleurs dispositions, et lui permettre d’aller chercher ce sacre. Un triomphe individuel, une conquête collective.
« Ça restera gravé dans la tête de tous les dirigeants, du staff et des coureurs. Damien Gaudin est toujours sur le vélo et il a encore des choses à prouver » – D.G
Bref, l’audace a du génie.