Hervé Le Gall, photographe professionnel, a découvert le Tro Bro Leon dimanche. Il livre ses impressions et ses superbes clichés sur cette journée si particulière.
Qu’est-ce qu’il m’est passé par la tête d’accepter cette invitation ? Hein ? À mon âge. J’ai décroché mon téléphone il y a dix jours et j’ai appelé mon pote Jean, grand connaisseur du deux roues, totalement acquis à la cause du cyclisme et j’ai lâché « d’accord, je le fais. » Et voilà comment, ni une ni deux, je me suis retrouvé au petit matin de ce dimanche 14 avril, mon sac photo sur le dos, en partance pour Lannilis, intégré à la Team Raleigh, basée à Nottingham les bains, au pays de sa très gracieuse Majesté. La Team Raleigh (prononcez réli au risque de passer pour un frenchie bastard) est la seule équipe pro menée par une femme, Cherie Pridham, gracieuse et longiligne, ancienne championne reconvertie, qui mène son équipe avec intelligence, tact et finesse. Du vélo, je ne connais rien. Mes seuls souvenirs de vélo remontent au milieu des années 80 et les exploits d’un breton surnommé le blaireau, sinon le vélo et moi c’est nada. Alors, pendant la route, j’essaie de capter, j’explique à Cherie que je suis plus habitué aux scènes qu’à la piste mais je lui dis aussi que cette journée va être une amazing experience. This race is epic. Cherie, avec son bon sens typically british, a bien résumé la situation. Je lui demande ce qui peut permettre de gagner ce Tro Bro Leon, aujourd’hui. Elle lâche luck and legs. La suite va lui prouver qu’elle avait raison et que son analyse était parfaitement pertinente.
Lannilis. Dimanche matin. On y est. La machine Raleigh se met en marche. J’observe un monde qui m’est totalement étranger et dont j’ignore tout des codes. Le mécano sort les engins et les aligne. Chaque vélo Raleigh (qui coûte à la louche deux fois le prix d’un reflex Nikon D4) est une merveille de technologie, calibrée au millimètre près pour chaque athlète. D’ailleurs chaque vélo porte un sticker avec le nom et la nationalité du coureur. L’équipe est internationale, on y croise des anglais, des néo-zélandais, des australiens et deux frenchies, Alex Blain et Eric Berthou. Ce dernier avait fait la course en tête l’an passé, une course folle, épique, une tragédie grecque en somme. Je croise Éric, il a le masque, on le sent dans son truc, son histoire. Il fait contre mauvaise figure bon cœur, accordant, le sourire crispé, une interview à une chaîne de télévision. On lui pose et repose les mêmes sempiternelles questions sur son rendez-vous raté, son envie de revanche, son envie de gagner. Je le vois qui s’éloigne avec son pote Alex Blain, faire quelques tours de pédaliers, sans un mot. Le soigneur, qui a installé des fauteuils pliants en demi-cercle, s’affaire sur les cuisses des coureurs. Le temps est doux, les parfums de camphre et de menthol envahissent mes narines, il ne manque plus que le piña colada et le sable chaud, sauf qu’ici c’est pas le club Med, on n’est pas à Miami, on en est même loin. Ici c’est Lannilis, penn ar bed. Le Tro Bro Leon, une course de vélo à travers le Finistère nord, sur route et dans des chemins de campagne, les fameux ribinoù.
Ils disent que c’est l’enfer breton, cette course. Et moi, pour l’avoir vécue de l’intérieur, je peux vous dire qu’ils sont bien en dessous de la vérité. Le Tro Bro Leon, c’est de la boue, de la sueur et des larmes, quelque soit la couleur du ciel. Mon pote Jean m’explique le topo. Soit il fait beau, les routes sont sèches et dans les ribines la poussière rend l’air irrespirable. Soit il pleut, les chemins de terre sont détrempés et là c’est sayonara ! Aujourd’hui, pour ma première édition, je suis gâté. La veille il a plu comme vache qui pisse, les ribines sont détrempées, on les a colmatées avec du sable et par endroit c’est invivable. Aujourd’hui le temps est plus serein. Au moins les gars ne seront pas rincés pendant les deux cent cinq kilomètres de course. Deux cent bornes dans ces conditions, c’est pas du cyclisme, c’est du sport extrême. C’est en cela que le Tro Bro est atypique. C’est comme une course sur route qui se mue en cyclocross, un moment unique qu’on a souvent comparé au Paris-Roubaix, sauf qu’ici les chemins de terre bretons remplacent les pavés du nord. C’est l’enfer, mais ils aiment ça me confie Virginie dans un éclat de rire. Elle connaît bien son sujet puisqu’elle est la compagne d’Eric Berthou et qu’elle sera mon guide (Ô combien précieux!) pendant toute cette course.
On m’a déposé dans un chemin de terre, un secteur comme ils disent, au milieu de nulle part. J’ai vu la voiture de la Team Raleigh s’éloigner et je me suis retrouvé totalement isolé, des champs de terre bretonne à perte de vue. J’ai descendu le chemin de terre et au détour d’un virage j’ai entendu un vrombissement. Là j’ai vu débouler deux énormes chevaux et leurs jokeys, sur la voiture publicitaire du PMU. Vision de dingue. Je suis sur le bord de la route, les deux pieds dans la merde, mes deux boîtiers Nikon autour du cou et je regarde passer la caravane publicitaire, personne ne me lance un saucisson mais les gars sont très sympas. J’ai le droit à quelques appels de phare, des coups de klaxons et la voiture de l’organisation m’indique par haut-parleur que les premiers coureurs sont à dix minutes. J’ai donc dix minutes pour trouver l’endroit stratégique. Je croise un agriculteur et sa femme qui m’expliquent que là, c’est la bon endroit, gast ! Ils arrivent à fond dans la descente et comme c’est boueux… Non, descente, chutes, casse, pas envie de voir ça. Je remonte la ribine et je prends une position stratégique en sommet de côte. Je ne suis pas installé depuis deux minutes que je vois débouler, sortie de nulle part, une photographe de presse qui comme moi cherche le bon spot comme d’autres cherchent leur coquillage à Koh Lanta. Elle me voit, calcule mes boîtiers Nikon, petit sourire poli, elle descend le chemin et se poste à deux cent mètres. Elle voit qu’elle sera dans ma ligne de mire, se loge en retrait du chemin, grimpe sur le talus, se met en retrait, prépare sa prise de vue, l’œil rivé à son Nikon D4. Élégante, la photographe.
Ici, pour la petite histoire, on est loin des petites guerres de matos, d’ailleurs ici on est seuls au monde, mais la plupart des photographes croisés sont équipés en jaune. Chez les photographes sportifs, beaucoup de matériels Nikon. Moi j’embarque Nikon D3s avec un Nikkor 70-200 f2,8 VRII et Nikon D4 avec Nikkor 24-120 f4 dont j’apprécie la polyvalence et le range assez exceptionnel. Deux boîtiers autour du cou, ça pèse. Je ne le sais pas encore mais je vais sortir anéanti, exténué de cette journée. Les Vieilles Charrues à côté ? C’est une promenade de santé. Je vois un motard qui arrive. Derrière lui, un coureur, puis les autres, ceux de l’échappée. Je l’ai dans le collimateur de D3s, je ne réfléchis pas trop, d’ailleurs je n’ai pas le temps de réfléchir. Ici tu shootes d’abord, tu réfléchis après. Je tape une série de clichés au 70-200, je change de boîtier, je tape au D4 qui a cette capacité de ronronner pépère à dix frames seconde. La puissance de ce reflex m’étonnera toujours. À ce moment-là j’ai une pensée pour mon pote de Nikon Pro qui m’a dit avant la course tu as les deux meilleurs reflex du monde, il ne peut rien t’arriver. Non, mais j’ai les pieds dans la merde et pas que du pied gauche. Voilà, ils sont passés. Je m’étais dit qu’en sommet de côte ça irait moins vite. Erreur. D’ailleurs je m’étais dit beaucoup de choses sur ce milieu, j’avais beaucoup idéalisé, voire fantasmé. Tant que tu n’as pas vécu le truc de l’intérieur, tu ne peux ni savoir, ni comprendre. Je vois défiler les voitures des équipes, au passage, j’aperçois un pouce sorti de la porte avant droite de la voiture Raleigh, conduite anglaise oblige. C’est Cherie la manageuse qui encourage son photographe. Et puis plus rien. Le silence retombe sur la campagne bretonne. Je regarde mes clichés vite fait. J’ai beaucoup appris, encore une fois.
Dans le lointain j’entends un klaxon qui m’est familier. Une voiture Raleigh, pilotée par Virginie, me récupère et on repart vers le prochain point de prise de vue, le château de Keröuartz. Back in time. Après l’ascension d’un chemin que je ne monterais pas à vélo, les gars doivent bifurquer à quatre vingt dix degrés, passer par un porche en granit et remonter l’allée de terre du château. Nikon D4 et 24-120 en mains, je vois le premier coureur de tête. Encore une fois, tout va très vite. Je vois un photographe de presse qui descend de la moto, il se positionne en retrait avec son D4 et son 70-200, le gars semble rincé et comme je le comprends. Moi, je shoote instinctivement, je puise dans mes réserves, ja tape dans la masse et par moment je vacille. La prochaine fois j’amène des barres vitaminées ou je demande au soigneur de la team Raleigh un bidon de High5, un mélange de protéines avalé en course par les athlètes. Les voitures des équipes qui suivent passent avec difficulté les chemins de terre, en voilà qui s’embourbe, qui bloque le reste du monde. Tout le monde descend, les mecs sont couverts de boue et finalement le convoi redémarre. C’est pas l’enfer mais ça y ressemble. Quelques ribines plus loin, on est de retour à Lannilis pour l’arrivée.
Les gars de Raleigh ne seront pas sur le podium mais à aucun moment ils n’ont démérité, plaçant quelques attaques qui auraient pu être payantes, Berthou et Blain explosant le peloton, mais c’était sans compter sur la détermination de l’équipe FDJ qui a mené son offensive, étouffant toute velléité d’attaque. De la chance et des jambes. Cherie avait vu juste. Avec un soupçon de stratégie, aussi. Ce sport a ses règles, ses codes et ce fut un réel privilège de vivre cette course de l’intérieur. Tout est allé si vite. L’arrivée, la liesse, la foule, le vainqueur et les autres qui passent sans qu’on les voit. Vae victis. Les gars sont couverts de boue, on dirait des gladiateurs sortant de l’arène, il ne manque que Spartacus qui vient de gagner Paris-Roubaix. Pour moi c’était une première et résolument pas la dernière. D’ailleurs on m’attend en Irlande, dès le mois prochain, m’a-t-on dit, pour le Tour du Conemara.
Epic. Je fais le chemin du retour vers Brest avec le mécano de la Team Raleigh. Il me parle des courses à venir, du matos dans le cyclisme et me demande si c’est de la pellicule ou quoi dans mes reflex Nikon. Je reviens doucement sur terre, tellement j’ai eu le sentiment d’être sur une autre planète pendant une journée, immergé dans un autre monde et entouré d’extra-terrestres. Quand j’étais au milieu de nulle part, les pieds dans la gadoue, comme le chantait Jane B. qui connaît bien la région, en voyant passer ces athlètes hors-normes je repensais à Emmett Brown dans Retour vers le futur, lançant à Marty McFly ce définitif « une route ? Là où on va on n’a pas besoin de route ! » Tro Bro Leon, c’est pas humain. On imagine la jubilation des créateurs de cette course aux conditions dantesques, d’abord amateur, devenue professionnelle au fil des ans. Je suis rentré à Brest en roue libre. Le temps de décharger mes cartes, de ranger le matos Nikon, épuisé, rincé, essoré. Je me suis endormi comme une masse. J’ai vu passer des images, des visages, des sourires, de la boue, des parfums de menthol et la crêpe au caramel au beurre salé offerte par Virginie, à ses équipiers à l’arrivée. J’ai beaucoup photographié dans ma vie, mais ces trois mots-là sont à jamais gravés dans ma mémoire. Tro Bro Leon.
Hervé LE GALL – photographe
• Remerciements : à l’ensemble de la Team Raleigh UK feat. Cherie Pridham, team manager (girls rock), aux athlètes, à Virginie Ségalen (you rock girl), à mon ami Jean Vantalon (Be Celt) et bien sûr à Nikon Pro.
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